Pour traverser le temps, je t’ai donné des ailes (1992-1993)

pour 15 instruments : flûte (prenant le piccolo), hautbois (prenant le cor anglais), clarinette, clarinette basse, basson (prenant le contrebasson), cor, trompette, trombone, deux percussionnistes, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse (16′)
Commande du Festival de Musique Contemporaine d’Évreux.
Création : le 5/4/93 à Paris (Centre Georges Pompidou) par l’Ensemble 2E2M, direction Paul Méfano.

Éditions Jobert

CD RUS 555050.2 Ensemble Microméga, direction Nicolas Brochot

Ce titre est emprunté à un poème de Theognis (VIe siècle avant notre ère), traduit par Marguerite Yourcenar dans La couronne et la Lyre mais il doit être considéré pour lui-même, hors de son contexte. Dominique Lemaître avoue qu’il correspond parfaitement à ce qu’il a recherché dans cette pièce sur le « parcours » de / dans la matière sonore. « Pendant son écriture, j’avais également à l’esprit le tableau de Brueghel : Paysage avec la chute d’Icare » confie le compositeur.

Dans « Le passeur » paru dans le livret du premier CD dédié à Dominique Lemaître, Claude-Henry Joubert remarque que « c’est bien d’une traversée qu’il s’agit, d’un passage… Issue d’un premier son Mi bémol aux couleurs changeantes (clarinette basse, trombone, basson, violoncelle), une mélodie de timbres se développe à partir de l’intervalle de quarte augmentée cher à l’auteur. Rien ne semble troubler, comme dans le tableau de Brueghel, la monotonie de la scène. Un homme laboure son champs, plus bas, la mer est calme, les ombres s’allongent, le soleil ne va pas tarder à s’abîmer au loin. Il y a dans les tenues des instruments qui se superposent et s’enrichissent l’une l’autre quelque chose du sillon, quelque chose de droit, de patient, de lent et de profond. Mais les cordes frémissent puis les bois. Quelques rythmes brefs qui se répondent détaillent tout à coup la scène. Des événements, comme on dit. Des reliefs apparaissent, comme chez Brueghel où l’on distingue, après le premier coup d’œil, un berger qui rêve, puis un marin qui grimpe dans les cordages d’un bateau. Grands plans encore puis menues interventions, grondements sourds des toms, clameur aiguë de la flûte.

Dans le tableau notre vue s’est laissée prendre par la mer, elle a glissé jusqu’à la ville, au lointain, puis s’étonne de revenir au laboureur dont la chemise rouge semble briller tout à coup d’un éclat plus vif.

Près de lui une dague fichée dans une bourse : toute la folie des hommes… Et là dans les fourrés, quelle est cette tache ? Un visage humain ! N’est-ce pas le nôtre qui se dessine dans cette musique ? Mais d’un coup la scène devient tragique : là, dans la mer si sombre à cet endroit, battent deux jambes : Icare !

La mort d’Icare, la folie d’Icare !

Cependant le pêcheur pêche, le berger baye aux corneilles, le laboureur laboure, Mi bémol, Ré, Do dièse, les violons disparaissent, vibraphone et glockenspiel brillent encore à l’aigu ; hautbois et clarinette fusent un instant comme des rayons : le soleil se couche, il a traversé l’espace, il a traversé le temps… ».

Pierre Albert Castanet